Métier d’historien indépendant : une précaution importante trop souvent négligée

Dans la série heureusement très restreinte des clients avec qui on ne souhaite plus travailler, voici un cas vécu récemment et particulièrement grotesque.

Il souligne la nécessité d’une précaution importante et trop souvent négligée dans le devis initial.

1 – Tout semble bien se présenter.

Une institution du secteur privé me commande un ouvrage sur son histoire à l’occasion de son anniversaire.  Son Directeur précise l’esprit dans lequel cette commande doit être réalisée et qu’il confirmera d’ailleurs dans son projet de préface : « J’ai souhaité que ce livre dépasse le cadre traditionnel des publications commémoratives ou promotionnelles. C’est pourquoi sa réalisation a été confiée à un professionnel afin qu’il produise en toute indépendance (SIC !!!) un récit nuancé et impartial qui reflète la complexité de notre histoire ».

Les semaines passent.

2 – Le travail approche de son terme.

Cette même direction exprime tout le bien qu’elle pense de ma réalisation : « L’historien Vincent Vagman a réalisé cette entreprise de reconstitution historique avec une réelle maestria. Sa rigueur intellectuelle, son expertise et son implication justifient tout particulièrement que je lui exprime ma profonde gratitude », écrit-elle également et spontanément dans ce même projet de préface.

Son commentaire me paraît d’autant plus appréciable que la science historique ne lui est pas particulièrement un domaine inconnu.

3 – Puis cela dérape …

La responsable de la communication de l’établissement entre alors en scène en demandant à relire la version de travail. Le texte résulte alors d’un dépouillement de plusieurs semaines suivi de deux mois de travail rédactionnel.  Ce texte déjà très avancé, la responsable communication de l’établissement m’invite à le remanier … à l’issue d’une rapide relecture qui lui aura pris de son propre aveu moins d’une demi-journée !

Il s’agit d’y incorporer des fautes d’orthographe (véridique … !) et de rompre avec des pratiques pourtant élémentaires du métier. On exige aussi des corrections de fond qui introduisent de la confusion. Elles ne peuvent provenir que d’une lecture trop rapide ou d’une incompréhension du contenu.

Assez surpris par cette censure inopinée, j’explique à la direction pourquoi ces changements ne servent pas l’établissement et porteraient atteinte à ma réputation professionnelle. La compréhension de mon interlocuteur étant spontanément acquise (il est rompu aux règles du métier d’historien et est convaincu de la qualité du travail), nous élaborons une procédure de compromis rédactionnel.

4 – Bernique ! Il n’y a pas de compromis à chercher.

C’est à prendre ou à laisser. Telle est la position que le Directeur se fait imposer par sa subalterne.

Que faire ? J’ai donc logiquement exigé de n’apparaître en rien dans le résultat final de ce livre, ni comme auteur, ni bien sûr dans ce projet de préface mentionnant que j’avais pu travailler « en toute indépendance » … Et je me suis fait payer sur le champ le solde de ma prestation avant l’envoi du draft final (dans lequel j’ai soigneusement biffé toute référence à mon nom). Le commanditaire fera ce qu’il en voudra de ce texte qui ne m’engage plus.

Une telle issue de mission est rarissime !

5 – Soulagement … enfin confirmé. 

Il a certes fallu adresser un rappel. Mais j’ai obtenu un exemplaire du résultat final tiré du draft que j’avais remis.

Le projet d’ouvrage a fait place à une plaquette imprimée non signée dont la mise en page contrevient aux règles les plus basiques.

Heureusement  … j’ai pu me rassurer définitivement : mon nom est totalement absent et ma réputation professionnelle aura donc pu être préservée.

6 – Quelle est la morale de cette histoire ?

Lorsqu’il s’agit de concilier un travail sur commande avec son éthique/sa réputation professionnelle(s), mieux vaut toujours indiquer dans le devis initial que l’on se réserve à tout moment le droit d’exiger que le contenu de la commande n’engage pas son nom.

C’est évidemment une précaution que j’avais prise.

Et c’est une précaution que je recommande d’adopter à tous ceux qui doivent concilier le respect des règles et bonnes pratiques du métier avec les impératifs de leur rémunération.

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